Le silence nocturne s'était abattu sur le domaine Takagi, désormais forteresse disciplinée. Des projecteurs balayaient les murailles et des droïdes patrouillaient les couloirs.
Au cœur de ses quartiers privés, Aurélien Yamamoto dormait, les traits tirés par la fatigue, un plan annoté sur le pélican D79 à moitié ouvert à son chevet. Le sommeil l'emporta sans prévenir.
Quand il rouvrit les yeux, il était ailleurs.
Pas dans sa chambre. Pas dans la réalité.
Et soudain, il se retrouva dans un lieu qui n'était nulle part.
Le ciel au-dessus de lui était une voûte fracturée, teintée de rouges profonds, de violets irisés, de flammes et d'ombres mouvantes. Le sol sous ses pieds n'était que ruine et ossements. Le monde autour de lui semblait fait de contradictions : tantôt brûlant, tantôt glacé ; tantôt silencieux, tantôt hurlant. Le vent chantait des mots qu'il ne comprenait pas, mais qui lui glaçaient l'âme.
'' Enfin... l'esprit du forgeron se tient seul face à l'infini. '' Une voix douce, langoureuse, caressa ses pensées. Une silhouette fluide apparut. Elle était belle, trop belle. Ses formes défiaient les lois de la biologie humaine, mouvantes, séduisantes, dérangeantes. ''Tu as souffert, Aurélien. Tu as sacrifié, bâti, lutté. Tu mérites plus. Viens. Laisse-moi t'offrir ce que tu désires au plus profond. Admiration. Plaisir. L'accomplissement de tous les rêves. ''
'' Qui êtes-vous ? '' Se sentant incapable de détourner le regard.
''Tu le sais déjà, dans ton cœur. Je suis ce que ton désir n'ose nommer. Je suis tout ce que tu pourrais être… si tu cessais de t'enchaîner. '' Elle tendit une main. '' Pauvre enfant perdu dans le désert de la logique… Ne ressens-tu pas ton cœur battre ? La chaleur du désir, la passion des vivants ? ''
'' Oublie la froideur de tes machines. Sens. Vis. Prends. Tu pourrais régner sur des mondes entiers… entouré d'amants dévoués, de chefs-d'œuvre de chair et d'esprit. »
Il recula. Le cœur battant, mais le regard dur. ''Tu confonds mon raffinement avec de la faiblesse. Je n'ai que faire de plaisirs qui me dévoreraient. ''
La créature cilla, blessée, puis rit doucement. Elle s'évanouit dans une cascade de brume rose.
Un froid immonde la remplaça.
Le paysage changea brutalement. Des marais boursouflés surgirent, les arbres dégoulinaient de pus. Des enfants difformes dansaient nus au loin, chantant une litanie funèbre.
Une chose émergea lentement des eaux. Immense, suintante, ses yeux brillants de compassion malade.
''Pourquoi t'épuiser, mon fils ? Tout est souffrance, et tu n'as que le devoir pour te réconforter. Viens dans mes bras. Accepte ma bénédiction. Tu ne ressentiras plus jamais la peur, ni la douleur. Juste l'acceptation. L'éternité. Pourquoi te briser pour préserver une humanité vouée à souffrir ? Accepte ma bénédiction. Offre-la à ton peuple. Ils vivront pour toujours… dans l'harmonie de la décrépitude. ''
Aurélien sentit une nausée le prendre. ''Vous parlez de paix, mais je ne vois que ruine et pourriture.''
Le géant soupira de déception, comme un parent devant un enfant indiscipliné, puis disparut dans une giclée de spores.
Le ciel se teinta de rouge sang.
Un rugissement déchira l'air, et le paysage s'embrasa. Des montagnes de crânes surgirent, des guerriers hurlants s'entretuaient dans une orgie de sang et d'acier. Un colosse bardé d'armures d'airain, le visage masqué par une visière cornue, apparut dans un éclair. Une grande Hache à deux mains posée devant lui.
''Tu es un guerrier. Arrête de le nier. Le combat est ton essence. La victoire, ta drogue. Renonce à tes chaînes. Prends cette hache, et mène des armées. Pourquoi perdre ton temps à ériger des bastions, à organiser des armées, à te cacher derrière des idées ? Viens à moi. Prends ton destin en main. Bats. Tue. Deviens le seigneur de la guerre dont tu rêves en silence. Tu n'auras plus à douter. Plus à réfléchir. Tu n'auras qu'à trancher. ''
Aurélien ressentit une montée d'adrénaline. Il se voyait au sommet d'une montagne de crânes, les ennemis anéantis par sa volonté. Mais il secoua la tête.
'' La guerre est un outil. Pas une finalité. Je refuse de devenir son esclave. ''
Le géant hurla, et la hache s'abattit… mais frappa le vide.
Le monde chancela.
Une explosion d'énergie bleue envahit le ciel. Des symboles changeants flottaient autour de lui, gravés dans l'air. Une voix, multiple et sinueuse, s'éleva. Il n'avait pas de forme. Juste un œil qui s'ouvrait dans le ciel, et mille voix à la fois.
Intéressant. Très intéressant. Tu refuses la rage, la mort et l'extase. Peut-être accepterais-tu la connaissance. Le changement. Le pouvoir de comprendre tout ce que les autres ignorent… Tu n'auras plus besoin de foi. Tu seras celui qui sait. Celui qui voit dans le passé et le futur. Ah… Toi. Le petit architecte du renouveau. Le rêveur. Je t'offre mon savoir, mes arcanes, mes secrets. Tes machines s'animeront de ta volonté propre. Tes plans prendront vie. Tu n'auras plus de limites. ''
Une pluie d'images tomba : secrets anciens, structures de l'univers, formules interdites. Il en fut presque enivré.
Mais il murmura :'' Le savoir sans sagesse n'est qu'un fléau. Je refuse votre poison. ''
Les symboles se mirent à se disloquer, les voix grondaient.
Le paysage se plia, hurla.
Les quatre entités, mécontentes, revinrent, cette fois unies. Le sol se déchira sous Aurélien. Des chaînes noires jaillirent pour l'enserrer. Il sentit une présence essayer d'entrer dans son esprit, de le tordre, de le remodeler. Il hurlait sans bouche. Une voix étrangère grondait en lui, cherchant à prendre sa place. ''Tu aurais pu régner, mortel. Alors tu serviras. Ton âme n'est qu'un jouet à nos yeux. Plie-toi ou deviens notre pantin. ''
Les ténèbres se refermèrent sur lui. L'ombre entra dans sa chair. Ses os brûlaient, ses pensées se dispersaient.
Et soudain...
Une lumière.
Brutale. Dorée. Implacable.
Elle fendit les cieux.
Un silence total tomba.
Les créatures hurlèrent. Elles se dispersèrent comme des feuilles devant une tempête solaire. La lumière s'imposa, bénie, parfaite. Elle l'enveloppa, le libéra.
Et une voix parla.
Calme. Solennelle.
— « Tu n'es pas encore prêt. Mais c'est un bon début »
Puis… plus rien.
Aurélien se réveilla en sursaut.
Il haletait. Son lit était trempé de sueur. Les premières lueurs de l'aube perçaient les rideaux de sa chambre.
Saeko, à ses côtés, ouvrit les yeux, inquiète. ''Tu as fait un cauchemar ? ''
Il resta silencieux un instant, avant de répondre d'une voix grave :'' Pas un cauchemar. Un avertissement. ''
Elle posa une main douce sur sa joue.'' Tu n'es pas seul, mon amour.''
Il la regarda… et hocha lentement la tête. '' Non. Mais je dois me préparer. Car ce qui vient… dépasse tout ce que ce monde a connu. ''